Retrouvez dans le dernier numéro de La Nef un bel entretien avec Gaultier Bès !
Normalien, agrégé de Lettres et professeur dans un lycée public en banlieue lyonnaise, Gaultier Bès, 25 ans, est l’un des fondateurs des Veilleurs. Il vient de publier Nos limites. Pour une écologie intégrale, essai stimulant – à lire – dont il nous parle ici.
La Nef – « Nos limites », dites-vous : mais le monde, occidental en particulier, n’a-t-il pas depuis longtemps une conception de l’homme dont le but est précisément de s’affranchir des limites ?
Gaultier Bès – Le rêve prométhéen est une constance de l’histoire humaine. Nous sommes d’irréductibles insatisfaits, croyant trouver notre bonheur dans une ambition démiurgique plutôt que dans une quête spirituelle. Mais de quoi parlons-nous ? Quand je dénonce dans ce petit livre la transgression des limites, je n’évoque pas bien sûr les progrès techniques qui ont permis à l’humain de survivre à un environnement hostile. J’évoque des limites essentielles, intrinsèques, dont le franchissement change non plus seulement le degré, mais la nature des êtres. J’explique dans le livre en quoi la transgression des limites relève toujours d’une forme d’impérialisme destructeur. À force de tout artificialiser, nous détruisons la substance même des choses. Un maïs transgénique, est-ce encore une plante ? Une vache carnivore, est-ce encore une vache ? À partir de quand l’homme augmenté rêvé par les transhumanistes (sélectionné à la naissance et bourré de puces électroniques) cesse-t-il d’être humain pour devenir robot ? La nature est-elle un jouet que l’humanité pourrait manipuler et reprogrammer selon son bon plaisir ?
Une chose est de repousser des bornes géographiques ou scientifiques, nécessairement relatives puisqu’elles dépendent de l’évolution du savoir. Autre chose de transgresser les frontières fondamentales, ontologiques, qui différencient l’humain de la bête, de l’ange, de la machine, l’homme de la femme, l’adulte de l’enfant... Évidemment, les techniciens et leurs alliés commerciaux nient cette différence, affirmant que tout ce qui est possible est légitime. Je crois profondément que notre intérêt vital – et notre honneur – est de refuser résolument cet amalgame entre l’innovation utile, conviviale (Ivan Illich) et la transgression substantielle et inéluctable qui cherche non pas tant à améliorer qu’à recréer.
Vous relevez justement que le libéralisme mercantile a affaire avec le libertarisme des mœurs : comment le démontrez-vous ?
Tout le monde ne s’en est pas rendu compte... Il suffit pourtant de prendre l’exemple de la dernière Gay Pride lyonnaise pour saisir l’unité profonde du libéralisme économique et du libéralisme culturel : « Nos droits, nos choix » : pour le droit des trans, la PMA, la GPA et la prostitution, c’est-à-dire pour la marchandisation et la contractualisation totales de nos vies, sans qu’aucune norme collective ne puisse prétendre s’ingérer pour réguler ou – blasphème ! – interdire. Le slogan soixante-huitard du « Il est interdit d’interdire » est la traduction libertaire du « Laissez faire-laissez aller » libéral. Il y a une même logique dans la pulsion consumériste et productiviste : celle du « toujours plus », celle de la maximisation des plaisirs et des profits, bref de l’intérêt individuel au détriment du bien commun.
Ainsi la publicité encourage-t-elle par un marketing toujours plus agressif un individualisme impulsif et licencieux fondé sur le « tout, tout de suite » dont l’impérialisme marchand se régale. Mais le refus de notre finitude humaine ne peut mener qu’à l’« artificialisation » de nos vies, c’est-à-dire à l’aliénation consumériste et technique. De Gleeden (site de rencontres extraconjugales : un amant quand je veux, si je veux) à la Cryos Bank (plus grande banque de sperme mondiale : un enfant quand je veux, si je veux) en passant par l’industrie pornographique, on voit par exemple que l’amour et la procréation sont envahis comme jamais par le commerce. Le libéralisme à outrance détruit les solidarités de confiance, locales et conviviales, et les remplace par des relations de contrat, indifférenciées et impersonnelles. Ce qui était gratuit, donné, naturel, le marché s’en empare. L’empire des artefacts s’étend sur nos vies et notre environnement. À cet égard, vous vous souvenez sans doute de la phrase symptomatique de Pierre Bergé, mécène LGBT et grand patron, amalgamant GPA et travail à l’usine. Louer ses bras, son cul, son ventre, son âme, quelle différence ! « Jouissez sans entrave » : que ni l’État ni l’Église, ni dieu ni maître, ni ONG ni syndicat, personne d’autre que l’individu souverain, l’ego-roi, ne s’arroge le droit de mettre des bornes à l’extension illimitée de nos désirs de jouissance ou de puissance.
Vous fûtes avec vos deux co-auteurs parmi les inspirateurs du mouvement des Veilleurs : quel était son but et qu’en avez-vous retenu ?
La vocation des Veilleurs a quelque chose de mystérieux, puisqu’elle est une rencontre justement spontanée, délocalisée, plutôt qu’un projet réfléchi, préparé. Nous privilégions l’autogestion sur la structuration hiérarchique. Je constate pourtant dans mes échanges avec des veilleurs que de grandes intuitions unifient tous ceux qui veillent sur les places publiques depuis avril 2013.
Il s’agit d’abord de recréer du lien au cœur de la cité, de réinvestir des espaces où l’on se croise souvent plus qu’on ne se parle, où l’on ne fait plus guère société. C’est pourquoi les veillées sont toujours en plein air, gratuites, ouvertes à tous. Chacun peut y prendre librement la parole, pourvu que ce soit dans le respect absolu des personnes. Nous sommes attachés au caractère non-partisan et non-confessionnel des veillées, parce qu’il nous semble vital à l’heure de la dissociété de chercher un sens et un langage communs, sans rien renier de nos particularismes, mais en cherchant toujours à accéder à une dimension universelle de l’expérience humaine.
Les grandes « manifs pour tous » et tout ce qui s’est fondé dans cette dynamique – dont les Veilleurs – n’ont pas réussi à faire reculer le gouvernement : en quoi de tels mouvements « bon enfant » et non-violents peuvent-ils faire bouger les choses politiquement ?
On assiste à une fuite en avant effarante face à laquelle on veut nous faire croire qu’il n’y a aucune alternative… Pourtant, un peu partout, des actions de terrain, aussi discrètes qu’efficaces (telles les AMAP), inventent une économie humaine, sociale et solidaire qui fonde une politique durable, loin des singeries médiatiques. La vocation singulière des Veilleurs est selon moi d’aider à sortir des cases, de refuser les faux clivages artificiellement entretenus pour que rien ne change en profondeur. Allons-nous garder les mêmes réflexes idéologiques alors que tout s’est inversé ? Il est plus que temps de comprendre que notre principal ennemi aujourd’hui, c’est moins le « socialisme » que le fantasme de l’illimité qui irrigue aussi bien la droite que la gauche. Ma crainte principale est que beaucoup se fourvoient dans un activisme partisan, superficiel, à court terme, pleins d’illusion et de bonne volonté, pour finir recyclés par de vieilles machines électorales à bout de souffle. Pour être durable, l’espérance des Veilleurs doit se dépouiller de toute naïveté. Je crois que notre veille sera féconde si elle sait actualiser et concrétiser nos héritages intellectuels tout en allant piocher dans des traditions alternatives, à commencer selon moi par les milieux antiproductivistes.
Votre livre porte en sous-titre « Pour une écologie intégrale » : comment pouvez-vous définir précisément ce concept ?
C’est assez simple. Face à une « écologie environnementale » qui tend parfois à nier la place éminente de l’humain dans la nature, face à une « écologie humaine » qui oublie trop souvent qu’on ne peut défendre la dignité des plus fragiles d’entre nous sans remettre en cause notre consumérisme, l’écologie intégrale s’efforce de promouvoir un mode de vie respectueux de l’ensemble du vivant. Défendre les embryons ou les vieillards sans lutter contre un système économique fondé sur la rentabilité maximale, c’est faire preuve de schizophrénie. De même, dénoncer la violence d’un économisme à courte vue, obsédé par l’illusion d’une croissance illimitée dans un monde fini, sans remettre en cause le constructivisme émancipateur – qui, en voulant « arracher l’individu à tous ses déterminismes », fabrique un homo economicus standardisé –, c’est déplorer les effets dont on chérit les causes. L’écologie intégrale rappelle à chacun que l’humanité et l’humilité ont la même racine : humus, la terre. Vouloir s’affranchir des limites de notre condition, c’est mettre à mal les fragiles équilibres qui fondent notre cosmos.
Vous appelez notamment au choix radical de la sobriété : mais un tel choix n’est-il pas personnel plus que politique, revient-il à l’État de l’imposer ?
Tout commence par la base, par un tissu étroit d’initiatives locales, et donc par des décisions personnelles, mais il faut aussi peser sur les structures – pour les réadapter à la mesure de l’homme, ou les renverser si besoin... La sobriété n’est pas seulement un choix de vie éthique, une source d’épanouissement, c’est une nécessité vitale ! Si chacun des sept milliards d’êtres humains avait le même mode de consommation que nous, il faudrait plusieurs planètes comme la nôtre pour subvenir à nos besoins. Dès lors, soit les pays riches interdisent aux pauvres de se développer ; soit nous réduisons drastiquement, par des politiques malthusiennes autoritaires, toute croissance démographique ; soit nous, les grands gaspilleurs, prenons enfin conscience du caractère dément et déshumanisant de notre mode de vie et adoptons résolument une frugalité heureuse parce que consentie ! Je crois que la pire tyrannie, c’est celle des machines, de la technique omnipotente à laquelle nous déléguons une part toujours croissante de notre vie. Promouvoir l’écologie intégrale, c’est au contraire promouvoir la liberté authentique, en refusant toute forme d’aliénation artificielle.
Peut-on selon vous parvenir à penser « l’écologie intégrale » sans être chrétien ?
C’est volontairement que je n’ai inscrit aucune référence religieuse dans mon texte, même si personnellement je m’enracine dans la foi catholique. Je crois en effet qu’il est urgent de produire des concepts communs qui puissent unir dans des initiatives concrètes et universalisables tous les hommes de bonne volonté. Je viens d’ailleurs de le constater avec des amis musulmans, et je le constate à chaque fois que je lis Fakir ou La Décroissance, les mêmes constats et les mêmes conclusions apparaissent dans des milieux très variés en ce moment. Il suffit d’aller lire les travaux de « Pièces et main-d’œuvre » (groupe anar grenoblois) pour constater que parmi ceux qui prônent une écologie intégrale, c’est-à-dire radicale et cohérente, on trouve de tout ! Et c’est heureux.
Propos recueillis par Christophe Geffroy et Jacques de Guillebon